De Chirico n’était pas un surréaliste mais son influence sur ce mouvement fut si importante que bien de ses admirateurs sont persuadés qu’il appartenait à cette école. Il est vrai que le fondateur du surréalisme en personne – André Breton – adopta «Le Rêve de Tobias», œuvre sublime de Chirico, comme emblème de son mouvement. Cette admiration des surréalistes et cette proximité avec eux fut toutefois de courte durée car ces deniers rompirent en 1925 toute relation avec lui et dispersèrent toutes les œuvres de Chirico qu’ils avaient accumulé. Il faut avouer que Giorgio de Chirico avait érigé l’ironie en art, comme quand il renseigna – pour son exposition parisienne de 1912 - son lieu de naissance comme étant Florence au lieu de la Grèce, il est vrai en honneur à la ville italienne objet de toutes ses admirations. De même, pour tourner en bourrique ses collectionneurs, prit-il l’habitude dès les années 1940 de toujours antidater ses peintures…
Directement inspiré de Nietzsche et de son “Zarathustra”, De Chirico affirmait que «pour être immortelle, une œuvre d’art doit complètement dépasser les limites de l’humain car la logique et le sens commun doivent en être absents». Le mythe d’Ariane, cette Princesse crétoise ayant confié à son amoureux Thésée un fil qu’il devait dévider derrière lui afin de retrouver son chemin dans le labyrinthe après avoir tué le Minotaure, eut une influence majeure sur Chirico qui reproduisit régulièrement des pans de cette histoire dans ses tableaux. En fait, Nietzsche insuffla le sens de l’énigme à Chirico qui fut suivi en cela par de nombreux surréalistes qui peignirent Ariane. Car de Chirico fut le peintre de la métaphysique, de cette peinture qui invite à regarder au-delà des apparences afin de percevoir d’autres dimensions. L’artiste le dut à une illumination survenue alors qu’il était assis sur un banc à Florence, Piazza Santa Croce, face à la statue de Dante : «J’eus l’étrange impression que je voyais toutes ces choses pour la première fois et ce moment m’habite continuellement lorsque je regarde ou que je crée un tableau».
Il a souvent utilisé un jaune mélancolique pour dessiner ses places, qui furent quasiment tout le temps vides, ou meublées de tous petits personnages projetant des ombres bien trop grandes par rapport à leur taille. Statues et mannequins sans visage viennent également hanter ses œuvres, ainsi que tours, immenses cheminées, arcades, horloges et fragments de sculptures viennent ainsi compléter ce bestiaire en apparence classique même si, en réalité, De Chirico dénatura et chamboula le classicisme car son objectif était d’étaler son malaise de la vie – de sa vie - moderne. Avec Chirico, l’architecture gréco-romaine est donc toute en distorsion, elle est provocante, elle invite à l’anxiété. L’art de Chirico est sinistre, dans l’acception la plus noble de ce terme, comme s’il cherchait à reproduire ses rêves, ou certains cauchemars. Il exprime toujours l’immobilisme, la solitude, et ces juxtapositions étranges d’objets urbains inanimés ne vont pas sans rappeler nos villes dépeuplées, confinées, soumises au couvre feu. Nous voyons beaucoup Chirico aujourd’hui en errant à travers nos cités.
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